Marchands de sommeil : une lutte à fronts multiples

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Dans les interstices du parc de logements francilien, ils prospèrent depuis des années. Caves utilisées en tant qu’habitation, studios transformés en dortoirs, familles reléguées dans des cabanons ou des combles insalubres...

Les marchands de sommeil exploitent la crise du logement et la vulnérabilité de milliers de personnes. En Seine-Saint-Denis, où le phénomène est massif, l'État a décidé de changer d'échelle.

On parle d’habitat insalubre quand un logement constitue un danger pour la santé ou la sécurité de ses occupants, et notamment dans le cas de locaux et installations utilisés aux fins d’habitation et impropres par nature à cet usage – caves, vérandas, garages…  Il peut s'agir d'humidité excessive, de manque de chauffage, de mauvaise aération, de réseaux électriques défectueux ou encore d'un état général de délabrement, le tout trop souvent aggravé par une suroccupation. Cette définition est posée par le code de la santé publique.

En Seine-Saint-Denis, plus de 28 000 logements sont considérés comme potentiellement indignes, soit près de 7% du parc locatif privé. Un triste record national, et pourtant sans doute très en deçà de la réalité. « Les chiffres sous-estiment les divisions illégales de maisons individuelles, en forte hausse ces dernières années, où des occupants sont logés dans des caves, des garages ou des combles sans fenêtres, parfois même dans des cabanons de jardin », explique Delphine Girard, cheffe du département Santé Environnement à la Délégation départementale de Seine-Saint-Denis de l’ARS Île-de-France.
Tous les logements insalubres ne relèvent pas de pratiques délictueuses : certains le deviennent par défaut d'entretien, d'autres par absence de moyens ou de gestion. Mais une partie non négligeable fait l'objet d'une exploitation systématique et cynique par des propriétaires indélicats et marchands de sommeil qui tirent profit de locataires démunis et sans alternative de logement.  

Changer d’échelle, changer de méthode

L'ARS joue un rôle central dans la lutte contre l'habitat indigne, qu'il s'agisse des marchands de sommeil ou des logements négligés. Sur sollicitation des communes ou des occupants eux-mêmes, c’est en effet elle qui est chargée de qualifier l'insalubrité des logements, d’instruire les procédures administratives au nom du préfet et de suivre les mises en conformité. Depuis 2020, la Seine-Saint-Denis expérimente une nouvelle stratégie dans la lutte contre les bailleurs prédateurs :  outre une action pour donner suite à des signalements isolés, les services de l’État mènent des campagnes de visites ciblées, quartier par quartier.  En janvier 2025, à La Courneuve, une opération a ainsi été conduite dans le quartier des Quatre Routes, connu pour ses situations de grande précarité. Quatre immeubles ont été inspectés quasiment intégralement. Cette approche permet d’aller chercher les situations invisibles, non signalées. « C’est une véritable rupture méthodologique, complémentaire à la réponse aux signalements, portée par le préfet et le parquet, avec une coordination renforcée entre la préfecture, l’ARS, le service dédié à la lutte contre l’habitat indigne de l’ULII, les services communaux d’hygiène et les polices municipales », précise Delphine Girard.

Une opération hors norme contre un marchand identifié

Entre février et avril 2025, une opération d’envergure a visé un marchand de sommeil particulièrement actif, dont le nom revenait dans de nombreux dossiers d’insalubrité instruits ces dernières années. Environ 90 logements ont fait l'objet d'une visite de contrôle en Seine-Saint-Denis dont 66 réalisées par l'ARS, en lien avec la préfecture, le parquet et les polices spécialisées, sur plusieurs communes, de Saint-Denis à Bondy. Des visites ont également été réalisées à Vitry-sur-Seine. « L’enquête initiale a été menée par les services de police dont l’ULII, et a permis de cibler les adresses prioritaires. Nous avons coordonné les visites inopinées avec le parquet et la préfecture », détaille Delphine Girard.
Au total, 38 procédures d’insalubrité ont été engagées en Seine-Saint-Denis, ainsi que plusieurs procédures d’urgence. Le parquet, de son côté, a ouvert des procédures pénales. « Nos actions sont complémentaires : l’ARS agit sur le plan administratif pour garantir la salubrité et protéger la santé des occupants, le parquet poursuit les propriétaires malveillants », précise-t-elle. Mais cette intensification des contrôles se heurte à un écueil majeur : le manque de solutions de relogement dans un parc social totalement saturé, une réponse collective à construire.
Parallèlement à ses missions opérationnelles, l'ARS joue également un rôle moteur dans la prévention et la structuration territoriale de la lutte contre l'habitat indigne. Elle intervient en appui des communes, et accompagne la montée en compétence des acteurs locaux et professionnels intervenant à domicile afin de renforcer l'identification des situations à risque. « Nous sensibilisons et formons les collectivités mais aussi les professionnels intervenant à domicile (pompiers, travailleurs sociaux...) pour les aider à repérer les signes d’habitat indigne », indique Delphine Girard. Une mobilisation discrète mais essentielle, pour rompre l’isolement des communes face à des situations souvent complexes et évolutives et favoriser l’émergence des signalements de situation à risque.

Extérieur – façade avant
Extérieur façade latérale
Espace commun – coin cuisine
Chambre 1
Chambre 2
Chambre 3
Chambre 4
Extérieur – façade avant
Extérieur façade latérale
Espace commun – coin cuisine
Chambre 1
Chambre 2
Chambre 3
Chambre 4

Derrière les portes closes de l'habitat indigne

Laurent Payet, Technicien sanitaire à la Délégation départementale du Val-de-Marne

“Je suis technicien sanitaire à la Délégation du Val-de-Marne, où nous sommes cinq personnes pour couvrir l’ensemble du territoire départemental. Chaque technicien suit entre huit et dix communes. Pour ma part, j’interviens notamment à Ivry, Kremlin-Bicêtre ou Villejuif. À mon échelle, cela représente une quarantaine de visites par an et pour l'ensemble du Val-de-Marne. En 2024, dans le Val-de-Marne nous avons recensé près de 600 signalements liés à l’habitat. Parmi eux, 350 ont été transmis aux 47 maires concernés, en tant que premiers intervenants chargés de réaliser la première visite. En parallèle, environ 210 enquêtes à domicile ont été menées par les techniciens. La très grande majorité de ces derniers concernent des logements devenus insalubres par négligence ou défaut d’entretien, sans volonté manifeste de nuire. Les cas liés à des marchands de sommeil restent heureusement peu fréquents. Cependant, ces dernières années nous remarquons que les divisions pavillonnaires illégales se multiplient. En 2023, par exemple, j’ai enquêté sur un pavillon de Villejuif découpé en 12 espaces sous-loués pour la modique somme de 500 euros en liquide par chambre, sans bail, sans quittance. Début 2025, notre service est intervenu dans le cadre du démantèlement du réseau de marchands de sommeil qui gérait une centaine de logements insalubres dans 6 villes de Seine-Saint-Denis ainsi qu’à Vitry-sur-Seine. Notre rôle, c’est d’instruire les dossiers, en allant constater sur place l’état des logements, en échangeant avec les locataires, puis en rédigeant des rapports qui seront présentés en commission préfectorale. Nous intervenons aussi dans le cadre du plan départemental de lutte contre l’habitat indigne. Lors des visites – qui peuvent être inopinées lorsqu’un marchand de sommeil est suspecté, afin d’éviter toute dissimulation ou pression sur les occupants - nous vérifions les conditions de logement : humidité, moisissures, ventilation, revêtements dégradés, suroccupation… Dans certains cas, nous découvrons des locaux impropres à l’habitation : caves, combles ou autres sans éclairage naturel, pièces minuscules ou avec une hauteur sous plafond insuffisante, absence d’ouvrants… Dans la foulée, si les faits le justifient, nous rédigeons un rapport transmis au préfet. Celui-ci engage alors une procédure contradictoire, permettant au propriétaire de faire valoir ses observations. À l’issue de cette phase, un arrêté peut être pris : d’insalubrité remédiable (avec prescription de travaux), d’insalubrité irrémédiable, d’interdiction d’habiter ou de louer, voire même un arrêté de péril en cas de danger imminent. Cet arrêté suspend les obligations locatives (loyers, charges) et impose au propriétaire de reloger les occupants. Par la suite, nous mènerons une visite de contrôle. Si les travaux ont bien été effectués, l’arrêté est levé. Dans le cas contraire, je transmets un procès-verbal au procureur et une demande de travaux d’office peut être lancée, qui seront exécutés via la DRIHL aux frais du propriétaire. Ces opérations peuvent être traumatisantes pour les locataires, surtout s'il y a des enfants parmi eux, mais elles sont nécessaires pour protéger les occupants lorsque leur santé ou leur sécurité est en jeu. Nous rencontrons parfois des familles dans une grande détresse, avec peu de possibilités d'accéder à un logement social. Mais elles ne sont pas abandonnées à leur sort : la DRIHL s'est associée les services d'une agence sociale qui accompagne les occupants, leur explique leurs droits et les aide à retrouver des conditions de logement dignes.” 

Combiner prévention, contrôle et production de logement social 

Quatre questions à Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers, Hauts-de-Seine

Gennevilliers est souvent citée comme un exemple en matière de lutte contre l’habitat indigne. Sur quels leviers vous appuyez-vous ?

©Mairie de Gennevilliers - Patrice Leclerc

Nous avons une longue expérience dans ce domaine. Dès les années 1980, nous avons résorbé près de 2 000 bidonvilles. Puis deux protocoles de lutte contre l’habitat indigne, signés en 2003 et 2009, nous ont permis de traiter plus de 100 immeubles. Aujourd’hui, nos leviers sont multiples : un service communal d’hygiène très actif – depuis 2019, 29 arrêtés d’insalubrité ont été pris et 18 levés –, un permis de louer que nous avons déployé dès que la loi nous y a autorisés, une OPAH-RU qui a déjà permis d’améliorer 416 logements… De plus, nous faisons tout pour conserver une maîtrise publique de l’aménagement.  Cela nous permet de garantir le fait de ne chasser personne, et de ne pas laisser le champ libre aux logiques spéculatives. Ces efforts ont contribué à faire baisser le nombre de logements dégradés inscrits au parc privé potentiellement indigne (PPPI) : 950 en 2003, 394 en 2015, 332 en 2019, soit 4,7 % du parc privé – à peine au-dessus de la moyenne de la Métropole du Grand Paris.

Quels types de situations rencontrez-vous le plus souvent ? 

Nous faisons face à deux grands profils : les petits propriétaires modestes, qui n’ont pas les moyens d’entretenir leur bien, et les marchands de sommeil, qui exploitent sciemment la misère. Il y a aussi de nombreux logements vacants après décès, parfois inhabités depuis des années. Dans tous les cas, ces situations exigent une action rapide. C’est pourquoi nous combinons les politiques de prévention, de contrôle et de production de logement social. La clé, ce sont des agents de terrain bien formés, capables d’intervenir sans délai. Leur recrutement n’est pas simple, mais ils sont indispensables pour garantir aux habitants un cadre de vie digne et réagir efficacement face aux situations d’urgence.

Le permis de louer, qui conditionne la mise en location d’un logement à une autorisation préalable, est mis en avant comme levier de lutte contre l’habitat indigne. Quel bilan en tirez-vous ?

Nous l’avons d’abord appliqué dans les quartiers les plus exposés, puis nous l’avons étendu. En 2024, nous avons reçu 134 demandes, dont 53 ont été refusées – mais 21 d’entre elles ont été acceptées après réalisation de travaux. C’est donc un outil incitatif, qui permet d’engager des améliorations concrètes. Et il fonctionne bien parce que notre tissu local est solide : les élus de quartier, les services sociaux et les agents d’hygiène connaissent le terrain, ce qui permet de détecter rapidement les situations problématiques et d’intervenir efficacement.

Vous avez lancé une opération de grande ampleur avec l’ARS, l’ANAH et la DRIHL. De quoi s’agit-il ? 

C’est un projet de transformation de l’îlot du Clos, un quartier très dégradé à la limite d’Asnières, où vit une population très précarisée. Sur dix immeubles, sept font l’objet d’arrêtés d’insalubrité ou de mise en sécurité. Quatre ont déjà été traités. 96 occupants ont été recensés et font l’objet d’une politique de relogement progressive. À terme, outre les reconstructions, l’îlot accueillera de nombreux équipements dont une maison d’accueil spécialisée (MAS) financée par l’ARS, une résidence sociale, un établissement de type IME ou hôpital de jour, des logements familiaux et des commerces. Cette opération représente un coût important pour la commune - 2 millions d'euros en sus des subventions ARS et ANAH - mais elle s’impose si l’on veut réellement améliorer notre cadre de vie.