Je porte une double casquette : je suis médecin responsable d’une unité médicale en centre de rétention à Plaisir, et présidente de l’association des professionnels de santé exerçant en prison. J’évolue en milieu pénitentiaire depuis 2001, et je suis médecin responsable à temps plein depuis 2014.
Pourquoi faire de la médecine ?
C’est une vocation qui remonte à très longtemps. Depuis toute petite, j’ai toujours été attirée par des métiers tournés vers les autres. Adolescente, puis jeune adulte, j’avais cette envie presque idéale de « sauver le monde ». C’était la grande époque de Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, celle des ONG médicales, donc ce sont des choses qui ont compté pour moi dans ma construction.
Je me souviens d’un forum des métiers au lycée, où j’ai rencontré un médecin de Médecins du Monde. Il m’a dit quelque chose qui m’a marquée : l’engagement auprès des patients ne passe pas forcément par des missions humanitaires à l’étranger, mais peut aussi se vivre au quotidien, dans sa pratique locale.
Pendant mes études de médecine, j’ai exploré différentes spécialités et façons d’exercer. J’ai notamment été attirée par la médecine générale, que j’ai pratiquée un temps à l’hôpital. Pour moi, la médecine est un métier plus intéressant lorsqu’il est fait en équipe. Notamment en milieu pénitentiaire où l’exercice est fait dans une équipe pluridisciplinaire, médecins, infirmières, secrétaires, avec chacun qui apporte au patient des compétences différentes pour sa prise en charge, et c’est pour moi le cœur du métier.
J’ai aussi fait six mois en médecine libérale, mais ce mode d’exercice ne correspondait pas à ce que je recherchais : selon moi, la santé n’est pas à acheter. Travailler seule dans un cabinet, sans confrontation ni échange avec mes pairs, ce n’est pas dans mon ADN. Je suis arrivée par hasard dans cette équipe, et j’y ai découvert une richesse énorme, notamment grâce à la proximité avec des professionnels qui ne sont pas médecins, souvent des infirmières. Elles m’ont beaucoup appris au quotidien, et cela a transformé ma façon de pratiquer.
L’opportunité m’est venue via une offre d’emploi dans un hôpital que je venais de quitter, où un service en milieu pénitentiaire dépendait de cette structure. Je suis allée rencontrer le chef de service, et j’ai mis un pied dans ce milieu.
Très souvent, les patients me demandent : « Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi venir nous soigner ici ? » Ma réponse est simple : tout le monde a droit aux soins, ce n’est pas parce que vous êtes là et privé de vos mouvements que vous méritez pour autant d’être privé de soins.
Comment définiriez vous la santé publique ?
Pour moi, c’est une santé humaniste qui donne du sens à notre pratique. J’ai choisi de faire de la médecine auprès d’un public spécifique, souvent éloigné des soins. Mais en prenant en charge une personne en particulier, j’ai la conviction que cela peut bénéficier à la société.
Par exemple, en traitant une hépatite C chez un patient, je contribue modestement à limiter le risque de contamination pour beaucoup d’autres.
Quel est l’apport du travail d’un médecin dans votre structure ?
Dans notre équipe pluridisciplinaire, le rôle du médecin dépasse largement l’aspect purement clinique. Bien sûr, nous prenons en charge toutes les pathologies des personnes détenues, du premier jour de leur incarcération jusqu’au dernier. On fait du dépistage, du traitement, du suivi médicamenteux de chaque patient. Mais notre rôle ne s’arrête pas là.
Il y a aussi une mission essentielle de promotion de la santé. Au sein de l’équipe, le médecin joue un rôle fédérateur et co-construit avec l’équipe de soin un projet d’acculturation pour chaque patient.. On essaie de rassembler les expériences de chacun, les besoins des patients, et de faire « mijoter » tout ça dans un grand chaudron pour en faire ressortir des actions concrètes. Par exemple, on peut organiser des ateliers sur la parentalité, pour accompagner les futurs parents à incarner ce rôle, même derrière les barreaux. C’est un travail de soin, tout autant que la prise en charge médicale.
Nous mettons aussi en place des outils pour aider les détenus à mieux comprendre leur traitement : comment agissent les médicaments, quels sont les horaires, les doses… Les médicaments sont distribués à la semaine, comme à l’extérieur. On part du principe que la vie en détention doit préparer à la vie au dehors, et un de nos rôles est d’autonomiser nos patients pour qu’ils gèrent leur santé le mieux possible après leur sortie. Ce n’est pas une posture de « maître d’école », mais un soutien, une aide concrète.
Après dix ans d’études et une solide formation clinique, on est heureux de pouvoir continuer à soigner. Mais on apprend aussi à s’adapter à ce nouveau rôle, plus global, où l’on doit prendre en compte non seulement la maladie, mais aussi le contexte social et psychologique. C’est un peu la même évolution que pour un médecin généraliste qui, au fil des années, affine sa pratique en fonction des patients qu’il rencontre. Ici, cette adaptation est renforcée par le contexte particulier du milieu pénitentiaire, où les besoins sont souvent plus complexes.
Comment cela se passe en termes de statut ?
Nous sommes praticiens hospitaliers, rattachés à des hôpitaux. Même si notre unité est délocalisée au sein de l’établissement pénitentiaire, nous restons des médecins hospitaliers. Cela nous confère plusieurs avantages : notamment une indépendance vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, ce qui est important pour garantir la qualité et l’éthique des soins.
Le statut permet aussi une grande flexibilité dans nos modes d’exercice. Certains médecins travaillent à temps plein dans plusieurs établissements, d’autres à temps partiel, combinant parfois une activité libérale ou une pratique dans d’autres structures, comme les centres de santé ou les CSAPA (Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie). Nos unités fonctionnent avec des horaires précis, et quand un patient a besoin d’une hospitalisation, il existe des unités hospitalières spécialisées, comme les UHSI (Unités hospitalières sécurisées interrégionnales) ou UHSA (Unités hospitalières spécialement aménagées).
Quelle est la population avec laquelle vous travaillez ? Quels sont les enjeux en termes de soins ?
La population pénitentiaire est souvent stigmatisée. Mais ceux que nous soignons ne sont pas si différents des patients qu’on croise aux urgences ou dans une consultation classique. C’est leur parcours de vie compliqué qui les a menés ici, souvent, fragilisés. Sur le plan de la santé publique, ils sont souvent vulnérables, en situation de précarité, avec des difficultés à prendre soin d’eux-mêmes.
C’est là que l’équipe pluridisciplinaire est essentielle. Elle nous aide à ne pas voir seulement le détenu comme un « criminel » mais comme une personne avec des besoins réels, souvent complexes. Notre mission est d’assurer la continuité des soins, sans interruption,. La prison, malheureusement, accentue certaines pathologies, notamment psychiatriques, ainsi que les problèmes d’addiction.
Nous sommes parfois confrontés à des comportements difficiles, des violences verbales entre détenus, voire envers nous. Mais il y a aussi beaucoup de reconnaissance de la part des patients, parfois tellement touchante que cela nous marque profondément.