Médecin à l'association Aurore : "J'adapte mon expertise clinique, au lieu de vie et à la situation des personnes"

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Rencontre avec le Dr Cécile Clarissou, médecin référente à l'association Aurore.

Je dirais plutôt que je travaille dans le médico-social que dans la santé publique. Dans nos métiers, la communication au sein des équipes est essentielle. Il faut être très sensible aux échanges humains, non seulement avec les usagers, mais aussi avec nos collègues assistantes sociales, psychologues, qui ne viennent pas forcément du domaine médical. Quelqu’un qui vient du médico-social a souvent des rapports très riches avec les personnes, une vraie capacité d’adaptation humaine, ce qui n’est pas toujours le cas quand on a peu d’expérience clinique.

Dans mes fonctions, je recrute beaucoup de jeunes médecins et je leur explique toujours que notre activité n’est pas que de la coordination. 

Nous avons deux types d’établissements : les appartements de coordination thérapeutique (ACT), où le rôle est davantage centré sur la coordination, et les lits haltes soins santé (LHSS) ou les lits d’accueil médicalisés (LAM), où l’on fait de la vraie clinique — on examine, on prescrit, on pose des diagnostics. Il faut une grande expertise clinique, adaptée au lieu de vie des personnes que l’on soigne. C’est très important.

 

Pourquoi avoir choisi la médecine ? 

Personnellement, lorsque j’étais jeune externe dans les années 90, la clinique et l’urgence m’attiraient. J’ai fait une spécialité d’urgence parce que j’aimais être dans le camion, chez les gens, dans la rue — c’est comme ça que je concevais la médecine. D’emblée j’étais dans la technique, et l’acte unique avec un fort sentiment d’utilité. 

Médecine d’urgence, continuité des soins, horaires décalés, inconditionnalité de la prise en charge, en Seine-Saint-Denis principalement, donc confrontée à des situations pas toujours confortables. Si l’on ne prend pas en compte l’entourage et le contexte, on n’aborde pas bien le problème purement clinique. 

J’ai aussi fait des urgences libérales à Paris, avec beaucoup de maraudes, des appels très variés, dans des squats, des milieux parfois violents, mais aussi chez des populations plus aisées. Après 10-12 ans, je me suis un peu fatiguée. La médecine d’urgence est un métier où, malheureusement, on ne peut pas vraiment « changer » de rythme, et cela devient très difficile à tenir quand on a une famille. Ce que je vois aussi, c’est que beaucoup de jeunes médecins — surtout des femmes, qui sont 80% dans le milieu — vivent un vrai changement de rythme entre la vingtaine et la quarantaine, qui n’est pas toujours pris en compte.

A 24 ans on peut trouver génial de faire du camion toute la nuit, à 40 ans avec deux enfants, beaucoup moins.

J’ai commencé à ressentir de la fatigue et un certain manque de sens dans ma pratique clinique, que ce soit avec les personnes âgées ou les personnes marginalisées. Il faut faire comprendre aux patients poly-pathologiques, comme des personnes âgées diabétiques avec démence et autres fragilités, que prescrire un examen ne suffit pas si personne ne suit le dossier, ou si la personne ne voit pas le spécialiste ensuite. Je me sentais moins bien armée pour ce genre de consultations, alors j’ai décidé de faire une capacité de gériatrie.

Je connaissais un peu ce milieu, mais je n’avais pas envie d’exercer en Ehpad pour des raisons personnelles. J’avais besoin d’un travail qui s’adapte à ma vie de famille, alors je suis entrée au Groupe SOS Solidarités en temps partiel dans des ACT (appartement de coordination thérapeutique). Là, j’ai été très surprise de découvrir un métier dont on ne m’avait jamais parlé et que j’ai trouvé passionnant. Même si au début je ne comprenais pas pourquoi on n’intervenait pas tout de suite — pour moi, c’était « problème = solution », « symptôme = ordonnance » — j’ai appris que prendre le temps de construire un projet autour des gens, de leur vision de la maladie, de leur dimension psychologique et sociale, mène à de très belles avancées. 

Écouter les collègues, croiser nos regards, faire des concertations pluridisciplinaires, c’est extrêmement enrichissant.

Au bout d’un moment, la clinique m’a manquée, car je ne faisais plus de soins directs. J’ai cherché à réintroduire de la clinique dans ma pratique, mais je restais un peu frustrée. C’est alors que j’ai rejoint Aurore en 2018, au LHSS de Gagny, et j’ai adoré.

Pendant la crise Covid, il a fallu mettre en place des protocoles, une cellule de veille sanitaire. J’ai pu mobiliser mes expériences acquises au SAMU 93, où j’avais aussi une formation en gestion des risques épidémiologiques et en médecine de catastrophe. On a ouvert des centres, lancé des actions transversales, et j’ai vraiment apprécié ce travail. Après le Covid, un poste de médecin référent national a été créé pour répondre aux nouveaux défis — vaccination, tuberculose, gale, soins primaires… J’ai pris ce poste en 2021 et j’y suis toujours.

J’ai aussi contacté la faculté de Bobigny pour leur forum « Entrer dans la vie professionnelle » où je souhaite présenter aux jeunes internes un module sur les métiers du médico-social avec un confrère. J’ai aussi consulté le syndicat des internes de médecine de Paris, qui organise des forums similaires.

 

Un rôle de coordination, de regard croisé, d’un rapport collectif ?

Exactement. La décision de l’acte unique, fait que ce n’est pas parce qu’on voit quelqu’un, qu’on lui fait une ordonnance, qu’il va forcément la prendre, la supporter, ou être d’accord avec notre manière de voir son problème médical. L’éducation thérapeutique, par exemple, demande du temps pour expliquer pourquoi et comment prendre un traitement — ce qu’on n’a pas aux urgences. Il faut aussi consacrer du temps au suivi du dossier médical, chose souvent négligée.

Dans mon parcours, je n’avais jamais réalisé qu’accompagner une personne pour qu’elle obtienne une reconnaissance de la MDPH pouvait l’aider à mieux prendre soin d’elle-même. La pluridisciplinarité m’a beaucoup passionnée. Aujourd’hui, je m’intéresse aussi au management : superviser une évaluation de l’ARS, une accréditation, gérer une équipe.

 

Quel est le rôle du médecin dans ces équipes ?

On est aussi référent médical de l’établissement, ce qui nous donne une grande liberté pour imaginer notre activité, tout en respectant la loi 2002-2. Il faut avoir une vision claire du projet d’établissement. Par exemple, j’ai rencontré une jeune collègue dans une ville qu’elle connaît bien, elle a su créer des liens rapidement, ancrer l’établissement sur le territoire, monter des partenariats locaux.

Le médecin peut vraiment impulser une vision, évaluer si la charge de soins est trop lourde, ou orienter vers plus d’accueil pour des femmes, de la pédiatrie, etc. 

On travaille en binôme avec le cadre chef de service, mais on soutient également l’équipe infirmière. C’est intéressant d’être ce pivot.

 

Est-ce qu’il y a des évolutions dans la couverture et le maillage des établissements médico-sociaux ?

Aurore, par exemple, a cette vision d’innovation, d’agilité, d’adaptation permanente. On fait face à de nouveaux enjeux en continu : nouvelles pathologies, Covid, Monkey-Pox, drogues de synthèse, populations en situation de précarité qui évoluent, jeunes primo-arrivants traumatisés, femmes avec périnatalité difficile, violences sexuelles, résurgence du VIH en Île-de-France…

On se remet sans arrêt en question, on réinvente nos dispositifs, avec un très bon lien avec l’ARS, qui écoute nos remontées de terrain. Par exemple, le projet d’Athis-Mons ou celui de Livry-Gargan, avec des dispositifs hybrides LHSS, ACT, et parcours diffus pour des personnes dont le niveau d’autonomie peut évoluer. 

Sur l’addictologie, la pair-aidance est un vrai enjeu : on a développé un diplôme validant avec l’objectif que les personnes pair-aidantes aient accès à un diplôme et qu’ils soient employables ensuite. On répond aussi aux EMSP (équipes mobiles santé précarité) et aux mesures du Ségur. Pour les mineurs non accompagnés, on adopte une vision transversale, qui intègre santé sexuelle, addictions, psychiatrie. On essaie d’être bien outillés pour relever ces défis.

 

Quels sont, selon vous, les avantages en termes d’organisation du travail ?

Nous sommes de plus en plus de femmes, et le congé maternité peut être souhaitable. À 30 ans, le salariat est une option pour bénéficier de ce congé, ce qui est plus compliqué en libéral. À 25 ans, on ne pense pas forcément à tout ça, mais la réalité change vite.

Ce métier peut évoluer. Trop souvent, les médecins sont enfermés dans une spécialité, sans passerelle pour changer. On ne peut pas faire 40 ou 45 ans la même chose sans s’épuiser. Je pensais que les urgences seraient toujours stimulantes, mais c’est faux. L’hôpital peut être très rigide, on se sent souvent impuissant face à des prises en charge figées, alors que dans l’associatif, on peut imaginer, réfléchir, agir en circuit court.

On a développé un outil informatique qui permet le travail à distance. Certains jeunes collègues ont un jour et demi sur site et travaillent le reste du temps à distance, en étant référents, joignables, avec accès aux dossiers informatiques, en lien avec les infirmières — ce qui rassure beaucoup l’équipe. 

On a aussi un logiciel de facilitation de prescription, un groupe médical de 15-20 médecins, avec des pharmacien.ne.s et des sages-femmes, où l’on se réunit pour échanger sur des outils, discuter des cas complexes. Il y a de l’entraide, du soutien, et du partage. 

Il y a aussi des groupes de travail avec une veille sur les alertes, les recommandations HAS, et un groupe WhatsApp très convivial, qui inclut même les collègues en province. 

Quand je présente cela aux jeunes médecins, cela leur plaît beaucoup – le fait d’être solidaires entre eux. La nouvelle génération de médecins est très intéressante pour cela. Nous sommes loin du bizutage, mais plutôt dans l’accueil, le partage, et l’accompagnement dans la prise de poste.

Je leur dis toujours : vous pouvez évoluer, prendre des postes transversaux, monter en responsabilités, gagner en hauteur.

 

Quels sont les enjeux de soins pour les populations que vous accompagnez ?

On travaille avec la précarité, le grand âge, les enfants, les mineurs non accompagnés, les migrants souvent déclassés, ayant des relations parfois compliquées avec le système de soin. Il faut composer avec l’ambivalence : beaucoup ne veulent pas ce qu’on leur propose. La santé sexuelle est aussi un champ essentiel.

On doit donner aux gens les moyens d’accepter leur maladie et ses contraintes, mais le médecin seul ne peut rien : sans droits sociaux, sans pharmacien, sans assistant social, on ne peut pas avancer. Reconnaître qu’on a besoin des autres est parfois difficile, ça demande de la maturité.

Les personnes que nous prenons en charge ont souvent vécu des parcours très différents des nôtres. Il faut trouver un compromis entre leur vision de leurs besoins et celle qu’on a nous-même.

 

Casser l’image du médecin qui sait tout, travailler en équipe, ne pas être seul, proposer un projet de soins bienveillant et de qualité, avoir une carrière évolutive, travailler avec d’autres professionnels que le médical. 

Contrairement à l’hôpital, la pluridisciplinarité élargit notre champ d’expertise. Cela développe aussi notre agilité, car l’hôpital peut être très rigide, avec des choses comme la tarification à l’acte qui donne parfois le sentiment de perdre le sens de nos missions.

En tant que médecins, nous sommes très bien accueillis par les équipes, mais la posture de management est parfois déstabilisante : le médecin est responsable de l’infirmerie, des événements indésirables, de l’organisation.

On peut avoir une appétence pour ça. Nous soutenons les collègues qui peuvent en avoir besoin avec le service qualité. 

Il faut chercher à créer une alliance avec le chef de service, de constituer un vrai binôme. 

Parfois, il arrive aussi que nous fassions des activités sans rapport direct avec le médical : ateliers santé, sorties sportives avec les résidents, parcours de santé au Bois de Vincennes… On s’y forme et on apprend tout cela.